Évaluer le retour sur investissement de la Research

La Recherche a ceci de paradoxal que si tout le monde est convaincu de sa valeur dans l'absolu, mesurer précisément cet impact peut parfois s'avérer (très) compliqué.

Le Docteur Emmanuelle Savarit, auteur de Practical User Research et animatrice du podcast UX Research club, a souvent rencontré cette difficulté au cours de ses quinze ans de carrière en Research.

Pour nous, elle revient sur l'importance d'être capable de quantifier l'apport business de la Research, que ce soit à l'échelle d'un projet mais également à l'échelle de l'ensemble des travaux réalisés par une équipe Research durant l'année.

Réussir à quantifier notre impact, évaluer les conséquences financières de nos travaux…Ça nous permet de changer de dimension : on va au-delà de l’usabilité pour avoir un vrai impact sur la stratégie de l’entreprise.

Tactix : pour résumer vos 15 années d’expérience en Recherche, vous parlez de “parcours du combattant. Pourquoi ?

Emmanuelle : À la base je viens du milieu de la Recherche académique. Quand j’ai découvert le monde de la Recherche en entreprise au début de ma carrière, elle était encore cantonnée à l’usabilité. J’ai donc dû me battre sur tous les fronts : expliquer mes méthodologies, obtenir du budget et des outils, être reconnue pour ce que je faisais, gérer les parties prenantes qui ne comprenaient pas mes travaux … Aujourd’hui encore, et malgré tous les progrès que nous avons fait, l’évangélisation représente une partie importante de notre job, en plus de nos travaux de Research du quotidien !

Cependant, il y a des signaux positifs indéniables : quand j’ai commencé, il n’y avait pas de perspectives de carrière pour les Researchers, c’est tout juste si il y avait un intitulé de poste à proprement parler. Aujourd’hui, je travaille avec des Head of Research, des Lead Research, des senior Researchers… cette séniorisation de la compétence est une forme de reconnaissance pour notre discipline.

Qu’est ce qui porte ce développement de la Research selon vous ?

La Research est en partie un corollaire de la transition digitale. Par conséquent, le COVID est venu accélérer ce développement : on l’a vu en France avec le nombre d’enseignes qui n’avaient pas de e-commerce par exemple quand la pandémie a éclaté !

La Research s’est principalement développée dans un premier temps dans les pays anglo-saxons. Les multinationales et grands groupes ont pu donc “observer” ce que faisaient leurs homologues anglo-saxons et importer ces bonnes pratiques régionalement. C’est pour ça selon qu’on trouve des équipes Research très développées dans des grands groupes, encore plus quand le CEO  a une vraie appétence pour la Research.

À l’autre bout du spectre, on a des start-ups ou scale-ups qui sont très au fait des méthodologies issues du Design. Elles débloquent plus facilement des budgets et font grossir leurs équipes Research. Pour l’instant ça n’est pas encore très bien structuré mais ça va venir !

Les gens pensent à tort que la Research est là en tant qu’accessoire du Design. C’est faux :  nous sommes là pour informer tous les départements.

À ce propos, vous avez exercé dans le public et dans le privé. Avez-vous constaté une différence ?

Très honnêtement, non. On a souvent tendance à dire que le public est en retard sur le privé mais ça n’est pas forcément vrai. Je le vois ici avec le gouvernement britannique qui est à la pointe : il n’y a qu’à aller voir le site internet gov.uk pour se rendre compte de leur maturité en UX Research. Je trouve que le projet de transformation numérique mené par le gouvernement britannique a été exemplaire :  aujourd’hui n’importe quel citoyen britannique, quel que soit son niveau d’aisance avec le numérique, peut renouveler son passeport depuis son smartphone. Vous imaginez les économies réalisées ? Ça se compte probablement en milliards.

C’est toujours possible de faire de la Discovery : personnellement, sur 30 minutes de test, je vais en consacrer 15 à faire de la Discovery.

Puisqu’on parle d’économies, comment établissez-vous le retour sur investissement d’un projet de Recherche ?

Il y a plusieurs paramètres à prendre en compte.

Le premier, c’est l’identification d’opportunités de marché, de nouveaux besoins utilisateurs non adressés qui représentent autant de sources de revenus potentiels. Par exemple j’ai effectué une mission pour une société de livraison de snacks en ligne. J’ai profité des tests pour faire un peu d’exploratoire, et j’ai découvert que beaucoup de participants émettaient le souhait de trouver également leurs produits en grande surface, sous un certain format. Quand j’ai présenté mes résultats, au-delà des résultats du test, mon client était forcément très intéressé par cette nouvelle opportunité. Ils ont finalement décidé de lancer cette initiative et aujourd’hui ce canal génère des millions de CA annuel. La Recherche a fait gagner des millions !

Ces découvertes d’opportunités passent par le fait de faire de la Discovery. Comme c’est plus difficile à appréhender côté client, j’ai coutume de “glisser” mes questions exploratoires en introduction de mes tests par exemple. Sur une demi-heure de test je vais mettre 15 minutes de Discovery.

Le second paramètre, comme mentionné plus tôt, c’est la réduction de coûts. Ce paramètre est beaucoup plus facilement quantifiable. On peut par exemple très facilement évaluer un manque à gagner si un client “churn”, ou s’il rencontre un bug bloquant. Récemment Eurostar a connu un problème empêchant la connexion à son compte : vous imaginez le manque à gagner ? Et ça c’est sans compter l’impact en termes d’image de marque . Si vous êtes en situation de monopole vous pouvez vous le permettre, mais sinon dans un monde hyper concurrentiel comme le nôtre c’est l’assurance de décevoir ses clients et de les perdre.

En termes d’économies le calcul est simple : en faisant de la Recherche on sécurise la mise sur le marché. Par conséquent le retour sur investissement de la Recherche est directement imputable aux coûts de développement. En faisant de la Recherche dès le début, on s’assure que le développement du produit coûtera le minimum. Si on ne commence à faire de la Research qu’en période de conception, c’est 10 fois plus. Et si on attend le lancement, c’est 100 fois plus. À côté de ça, le coût d’un Researcher est négligeable !

Il est estimé qu’1€ investi en Research rapporte entre 2€ et 100€ en tout, entre les coûts économisés et les nouveaux revenus générés

Quand une équipe Research grossit, sa performance va être jugée non pas à l’échelle d’un projet, mais de l’ensemble des projets menés sur une année.

Comment gérez-vous cela ?

En fin d’année, pour être écoutée par le top management je fais un tableau récapitulatif des travaux menés. Pour chaque projet, j’y inclue les informations suivantes :

  • Le nom du projet et son périmètre, pour montrer en quoi il était aligné avec les objectifs de l’entreprise.
  • La méthode de Recherche employée afin de donner de la visibilité sur la façon dont les travaux ont été menés.
  • Le nombre de participants sollicités : cela permet de dire “cette année, nous avons parlé à 2 000 utilisateurs”, pas mal non quand on sait que beaucoup d’entreprises mettent la “centricité-client” dans leurs valeurs ?
  • Le nombre et niveau de seniorité des Researchers en charge du projet, pour évaluer le “coût” du projet de Recherche, et lier un nombre de projets annuel à un nombre de Researchers employés à temps plein.
  • L’impact (ou le nombre d’enseignements), ainsi que son niveau de criticité : en quoi ce projet a-t-il apporté de la valeur ? Traffic supplémentaire, diminution du support, bugs identifiés, nouvelles opportunités,…

Le gros problème de la Research c’est son côté intangible : on sait que ça a de la valeur, mais on ne sait pas vraiment la mesurer. Ce tableau, présenté à mon CPO, me permet de montrer la performance de mon équipe de manière factuelle.

Je pense qu’il ne faut pas occulter la partie “Management” de notre rôle quand on encadre une équipe de Researchers : faire ce genre de reporting, montrer qu’on est alignés avec les objectifs business de l’entreprise, c’est extrêmement important. C’est ça aussi le rôle du Lead Research ou Head of Research !

En général, je recommande aux CPO d’attribuer entre 10 et 15% du budget Produit à la Recherche.

Une partie non négligeable du job de Researcher est donc la gestion des relations avec les parties prenantes et de leurs attentes.

Comment vous y prenez-vous ?

La Recherche souffre souvent d’un déficit de reconnaissance et je pense qu’il est capital en tant que Researcher d’en avoir conscience.

C’est vrai que l’on n’apporte pas toujours des bonnes nouvelles, que certains projets de Recherche menés “en amateur” par le passé ont été décevants, qu’il y a parfois des histoires de territorialité avec le Design, que la Recherche peut coûter cher…

Une chose à laquelle on n’est pas du tout formé quand on est embauché en tant que Researcher, c’est l’aspect “politique” de notre métier. Mon conseil ici, c’est de savoir adapter son discours, savoir changer d’attitude, arrondir les angles, se mettre à leur place et surtout essayer de les aider.  Nous avons la connaissance utilisateurs, mais cela ne veut pas pour autant dire que nous serons forcément écoutés. C’est notre rôle de comprendre ce que nos stakeholders essayent de faire pour voir comment nous pouvons les soutenir et les informer. Quand j’ai compris cela, j’ai vu un vrai shift dans les relations que j’avais avec mes collègues : j’ai commencé à être associée de plus en plus tôt dans les processus de développement.

Maintenant que j’ai dit ça, mon dernier conseil pour les Researchers qui nous lisent serait qu’ils fassent avant tout attention à eux. On a la chance d’évoluer dans une industrie passionnante, mais qui peut facilement nous aspirer au quotidien, le burn-out n’est jamais loin…

Aux managers : prenez soin de vos Researchers; aux Researchers : prenez soin de vous !

Il faut être curieux envers ses stakeholders, comme s’ils étaient des participants à un projet de Recherche en fin de compte !

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