Informer les décisions au-delà de l’équipe Produit

Tactix : comment s’est passé ton passage du monde de la Recherche académique à celui de la Recherche business ?

Tom : Ce sont deux mondes à part. Objectivement, on retrouve le même type d’étapes ou de problématiques - même si elles sont formulées différemment - mais cela s’arrête là. Les objectifs, horizons de temps et livrables sont radicalement différents !

D’un point de vue purement méthodologique, il y a des grands ponts entre les deux, et la User Research au sens business du terme s’est nourrie des sciences comme la psychologie cognitive ou l’ergonomie. Elle a ensuite adapté ces méthodes à un cadre business, qui ne pouvait pas garder les contraintes du monde scientifique.

Dans mon cas, je trouve que mon bagage en Recherche académique a toujours été une grande force : cela me permet d’avoir une vraie rigueur scientifique dans mon approche et la formulation de mes protocoles.

En revanche, j’ai toujours eu besoin de sentir mon impact dans mon travail, et la Recherche académique demande beaucoup d’abnégation : très souvent, elle ne sera pas appliquée. J’ai donc trouvé à titre personnel quelque chose qui me parle plus dans la Recherche “privée”, avec en plus l’opportunité de travailler sur un sujet qui me passionne : la musique.

C’est une chance énorme ! Chez Deezer, je ne peux pas nier une charge importante, une certaine pression, voire certaines difficultés personnelles à équilibrer ma vie pro/perso parfois…  mais à la fin de l’année j’en tire une grande satisfaction quand je vois tous les projets que j’ai poussés, les enseignements que j’ai tirés et ce que j’ai réussi à transmettre à toute l’organisation !

Notre métier de Researcher c’est de nous plonger dans le monde dans lequel on travaille.

Quels sont tes objectifs chez Deezer ?

Mon premier objectif c’est de faire que toutes les initiatives que nous menons apportent de la valeur à l’utilisateur final. La réalité aujourd’hui, c’est que plus nous comprenons nos utilisateurs, plus nous pouvons leur apporter de la valeur et donc développer in fine notre business, car cela reste l’objectif central de chaque entreprise.

Ensuite, j’ai aussi pour objectif que toutes les équipes chez Deezer puissent avoir des réponses à leurs questions portant sur nos utilisateurs, et de les alimenter pour nourrir leurs réflexions sur le futur de notre entreprise. Aujourd’hui, nous sommes logés au sein du Produit et la majorité de nos études concernent l’équipe Produit. Mais notre ambition, c’est de grossir pour pouvoir faire plus de Recherche, et surtout répondre à plus de problématiques issues de l’ensemble des équipes de Deezer.

Enfin, et ça c’est plus personnel, je me dis qu’en travaillant à comprendre la relation entre les gens et la musique, je contribue à développer et renforcer cette relation qu’ont les Hommes avec la musique !

Tu ambitionnes donc de faire de la Recherche au-delà du Produit ?

Effectivement, aujourd’hui notre rôle premier est de nourrir le Produit aux différentes étapes du Design : on va les aider à prendre des décisions, les orienter dans les prises d’initiatives, leur expliquer ce qui se passe à chaque étape du parcours…

Mais chez Deezer, en plus du Produit, nous avons deux autres équipes de taille similaire, le Marketing et Contenu, qui ont de forts besoins en Recherche (au-delà de la Market Research qui est déjà d’une aide précieuse). On peut donc apporter de la valeur à ces équipes et pour cela il est capital que l’entreprise comprenne le potentiel de la User Research à une échelle organisationnelle, et inversement que ces équipes comprennent bien qu’elles peuvent faire appel à nous.
Aujourd’hui, c’est un de nos focus et chaque étude qui est faite en dehors de l’équipe Produit, on considère que c’est un pas de géant dans cette direction ! Cela signifie qu’un stakeholder a intériorisé la valeur de la Recherche, et ça on sait ce que ça veut dire : il reviendra nous voir avec d’autres problématiques.

Ce qui est intéressant avec ce raisonnement c’est que cela nous ouvre un univers des possibles beaucoup plus large en termes de valeur apportée à nos utilisateurs : avec la Recherche on prend conscience que Deezer ce n’est pas juste le produit actuel mais une expérience complète : cela pourrait être un deuxième produit, une extension, un nouveau service… on a donc un fort intérêt business derrière.

La Recherche nous permet d’élargir la réflexion autour de ce que nous pouvons proposer.

Comment t’y prends-tu  ?

Le point différenciant dans mon approche selon moi, c’est l’implication des équipes dans les projets de Recherche. C’est capital d’une part pour créer de l’engagement autour de la Recherche, mais aussi et surtout pour développer de l’empathie à l’égard des utilisateurs.

J’ai la chance de travailler chez Deezer, où le besoin d’évangélisation est peut-être moins présent que dans d’autres structures, et donc ce processus est dans une certaine mesure plus facile.

Pour l’équipe Produit tout d’abord, cela va passer par de l’accompagnement et de la supervision sur leurs sujets : je vais emmener les Product Managers et les Designers avec moi lors des interviews, faire des livestreams de nos User Tests... Je vais également superviser des etudes menées par des stakeholders tout en leur donnant la méthode et les clés pour réaliser une étude utilisateur enrichissante et de qualité.

Ensuite en ce qui concerne les autres équipes, je dirais que c’est notre rôle en tant que User Researchers d’aller chercher leurs questions. C’est là le point crucial : avoir les questions exactes que se posent les différents départements sur les utilisateurs. Il faut donc être à l’affût de la moindre occasion de comprendre leurs besoins et de les intégrer à la Research. Une première piste peut être de le faire “en rebond” d’une étude pour le Produit : si par exemple j’identifie des apprentissages qui peuvent intéresser les équipes Marketing je vais aller leur partager, cela leur permettra de voir la valeur de la Recherche et ils se tourneront donc plus facilement vers nous à l’avenir.

Partager la Research à l’échelle de l’entreprise permet cette montée des connaissances et de l’intérêt des équipes pour la Research.

Quelles limites rencontres-tu ?

La première limite, malheureusement incompressible, c’est la taille de l’équipe. Il nous faudrait des journées de 36 heures !

La difficulté quand on a beaucoup de stakeholders qui voient de la valeur dans la User Research, c’est d’être surchargé et de devoir faire des choix. On se retrouve alors à prioriser selon la stratégie produit et on ne peut pas traiter toutes les demandes…  De la même manière, nous valorisons de plus en plus les sujets exploratoires ou génératifs, mais ce sont des sujets plus longs et plus compliqués à mettre en place que de simples tests, donc plus complexes à déployer, qui plus est dans une entreprise tech qui travaille en sprint.

À côté de ça, on a l’enjeu de créer de l’empathie utilisateur : on est dans un monde de business et nos parties prenantes business aiment les “camemberts”, les courbes, les pourcentages, et le qualitatif ne permet pas vraiment ces représentations. Réussir à trouver le moyen de mieux présenter des insights et leur donner de la force devient donc un enjeu majeur. Ce qui est intéressant avec la Recherche qualitative, c’est que même si elle n’a pas cette force directe de partage visuel, elle en a de manière indirecte avec les verbatims ou les extraits vidéos. Ça devient très dur pour un stakeholder de camper sur ses positions et de réfuter quelque chose qui vient d’être dit sous ses yeux par un utilisateur, encore plus lorsqu’un insight est accompagné d’une compilation vidéo d’utilisateurs pour l’illustrer.

Le retour utilisateur, c’est lui l’arbitre.

Quel conseil donnerais-tu à un Researcher rencontrant les mêmes difficultés ?

La première question à se poser, c’est : quelle est la tête de ce que tu livres ?

Pour caricaturer, si tu livres un papier scientifique à des stakeholders business, ils n’en feront rien. La question que l’on doit se poser en tant que User Researchers c’est donc pour qui nous faisons un projet de Recherche, et ça ça a de nombreuses implications : il faut bien connaître nos destinataires, apprendre à parler leur langage … Il faut également avoir cette notion de l’importance des “Key Learnings”, d’orienter les enseignements vers la question à laquelle les parties prenantes cherchaient une réponse.

Si un projet de Recherche n’est pas utilisé, ce n’est pas que les résultats n’étaient pas bons, c’est que nous n’avons pas réussi à communiquer de la manière dont il fallait pour que les enseignements soient adoptés.

Ensuite, comme nous rencontrons beaucoup de problématiques similaires en tant que User Researchers dans différentes organisations, je pense qu’il ne faut pas négliger le fait de faire de la veille sur notre métier car cela peut apporter beaucoup de réponses. À titre personnel, je fais de la veille sur les dernières tendances en User Research principalement via Medium (en faisant le tri, car il y a une forte variabilité du contenu disponible) : c’est très stimulant car ça donne envie de tester de nouvelles choses. En parallèle, il ne faut pas négliger la Recherche académique : de nombreux chercheurs publient sur nos domaines d’expertise. C’est tellement dommage de passer à côté de leurs travaux qui sont parfois de vraies mines d’or… entièrement gratuites. Google Scholar permet pour cela de trouver des publications par thématique et de “suivre” des chercheurs, ce qui permet donc d’être notifié à chaque fois qu’ils publient un nouveau papier sur le sujet.

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