Recherche à distance : pourquoi et comment se lancer

Designer, Researcher, enseignant, mentor, auteur… avec ses 15 années d’expérience dans le domaine, Jérémie Cohen a développé un savoir-faire unique sur la pratique du Design dans des structures radicalement différentes, de la finance à la grande distribution en passant par l’agence.

Récemment, il a publié avec Marina Wiesel et Karine Marasligiller la seconde édition de son livre l’UX Design en pratique, concentré de 40 fiches pratiques facilitant l’intégration de l’UX au quotidien.

Il est revenu avec nous sur le changement de paradigme induit par le développement du “remote” pour la Research et le Design, ce que cela implique en termes d’adaptation, et les meilleures façon d’organiser l’UX dans son entreprise.

Tactix : Beaucoup de Designers évoluent dans des entreprises Tech. Toi au contraire tu as toujours préféré travailler dans des entreprises où le Design et la Research n’en étaient qu’à leurs débuts.
Pourquoi ?

Jérémie : J’ai toujours aimé le challenge que cela représente !

Accompagner le changement, aller dans des entreprises qui n’ont pas encore totalement pris le virage de la centricité-utilisateur,… c’est vraiment le fil rouge de ma carrière et de mes différentes expériences, car c’est là que j’estime qu’il y a le plus de valeur à ajouter. J’ai travaillé chez Cofidis, Auchan, Carrefour,… des entreprises dans des secteurs porteurs mais dont les liens avec le Design n’étaient pas évidents au premier abord.

J’ai donc vraiment dû accompagner les parties prenantes, les convaincre, célébrer chaque petite victoire… et je me suis pris aussi quelques murs ! [rires]

Mais à la réflexion c’est aussi ça qui m’intéressait car j’étais convaincu des enjeux sous-jacents. Souvent dans ce genre de structure, on a affaire à des business qui tournent bien, mais qui peinent à se réinventer. Le Design & la Research sont justement là pour nous aider à recréer de la valeur, à nous adapter à un mode qui change, à rebattre les cartes pour rester au plus près des besoins des utilisateurs.

Justement, comment convaincre ses stakeholders “novices” de la valeur que nous pouvons apporter ?

Il faut commencer petit et savoir pousser un peu les murs.

Trop souvent, on tombe dans la facilité de dire que l’on n’est pas attendu sur ces sujets-là, que ça ne fait pas partie de nos objectifs annuels et donc on ne fait rien. C’est une fausse excuse. Sylvie Daumal avait fait une remarque aux UX Days 2023 lors de sa conférence sur le Design Systémique que j’avais trouvé particulièrement parlante : “si j’avais attendu qu’on me dise de le faire, vous ne seriez pas 800 dans la salle aujourd’hui à m’écouter parler”. Il y aura toujours des blocages, des gens qui ne comprennent pas… mais dans l’immense majorité des cas, si on tente quelque chose, il ne va rien se passer de vraiment négatif, bien au contraire.

Tant que l’on est au rendez-vous de ses objectifs, rien n’empêche d’avancer en sous-marin au début. Là pour le coup il faut savoir être créatif : proposer des meetings informels, monter un club sur la pause déjeuner, s’exprimer sur les bonnes pratiques lors d’un afterwork,… c’est toutes ces actions - d’apparence anodines - qui permettent in fine d’avoir de petites victoires et de faire progresser petit à petit le Design et la Research.

Dans mon cas ce qui a bien fonctionné ça a été de commencer par rassembler la connaissance utilisateur existante au sein de l’entreprise, avant d’organiser de nouvelles rencontres utilisateurs ou des observations terrain. C’était facile : il suffisait d’aller voir le Support Client qui était dans le bureau en face de moi ! Alors bien sûr les données étaient biaisées car les personnes qui contactent le support le font généralement pour se plaindre, mais cela m’a permis d’avancer et de faire un premier état des lieux.

Ensuite, je dirais qu’il est indispensable de se trouver des alliés car cela peut vite devenir épuisant si l’on est trop isolé. Dans toutes les entreprises dans lesquelles j’ai évolué, il y a toujours eu des personnes fondamentalement intéressées par l’UX, alors qu’elles ne sont ni Designer ni Researcher. Ces profils, on les identifie rapidement en échangeant avec eux : ce sont des personnes qui font preuve d’une curiosité naturelle pour l’UX, qui aimeraient bien s’impliquer mais qui ne savent pas vraiment comment faire.

Paul Boag avait théorisé ceci en répartissant les stakeholders en 3 cercles. Le premier cercle, c’est celui que je viens de décrire, celui de ceux qui sont déjà (ou presque) acquis à la cause de l’UX. Il sera toujours temps après d'atteindre le deuxième cercle, celui des gens qui peuvent se laisser convaincre, mais qui ne le sont pas encore. Et après une fois que nous commençons à avoir des résultats, attaquer le troisième cercle, celui des gens qui pour le coup sont vraiment un peu loin de nos sujet, voir réfractaires.

On n’est pas obligé d’attendre d’avoir 20 ans d’expérience pour commencer à prendre des initiatives.

Tu as récemment publié une version mise à jour du livre que tu as co-écrit avec Karine et Marina, l’UX Design en pratique. Pourquoi ?

Tout simplement parce que nos façons de faire ont radicalement changé sur la période récente. Je pense que le paradigme avait déjà commencé à changer avant le COVID, et que le Design a un rôle à jouer dans ce modèle qui est en train de se réinventer car il permet de se reconnecter à la réalité des utilisateurs et y voir plus clair dans la myriade de choses qu’il y a à faire.

Certaines entreprises ont pris le virage plus vite que d’autres : je pense qu’au global les choses évoluent dans le bon sens, il y a forme de montée en maturité - même si on est encore loin d’avoir atteint le Graal et qu’il reste beaucoup d’enjeux à relever !

De mon expérience, plus une entreprise grossit, plus une distance se crée entre les équipes et les utilisateurs finaux. La Research est là pour y remédier.

Quel est l’impact de ce changement de paradigme sur la Research ?

Je me souviens comme si c’était hier du moment où on nous a annoncé que nous n’allions plus pouvoir sortir de chez nous et de la tension que cela a généré : comment va-t-on faire pour faire notre métier ? comment ça se passe maintenant qu’on ne peut plus aller voir les gens ?

Très vite, on s’est rendu compte que nous allions devoir faire preuve de créativité. Sur LinkedIn, mon fil d’actualités était rempli de nouveaux process que tout le monde se partageait, de nouveaux outils comme Tactix pour rester en contact avec les utilisateurs. C’était un peu expérimental au début, mais on s’est vite aperçus que cela représentait des opportunités, la possibilité d’avoir une richesse en termes de qualité d’enseignements que nous n’avions pas avant.

Rien qu’en termes de largeur du panel par exemple, nous n’étions plus limités par ce que nous avions sous la main ou à portée de déplacement !

Bien sûr, cela pose d’autres difficultés comme les limites technologiques, la capacité de concentration des participants,… et j’en passe. C’est justement ce chamboulement des méthodes qui nous a poussés avec Karine et Marina à faire une seconde version de notre ouvrage, l’UX Design en pratique, pour y ajouter entre autres nos conseils sur la pratique de la Research en remote.

Quand on a des utilisateurs à l’autre bout du monde, avoir des outils de Recherche à distance ce n’est pas inintéressant !

Comment faire de la Recherche à distance ?

Les impacts principaux sont sur le recrutement de participants et la collecte de données, qu’il s’agisse de données exploratoires comme ce que l’on aurait capté dans le cadre d’un entretien, ou de données plus évaluatives comme ce que l’on aurait eu suite à un test. Je mentionne ce point car souvent quand on parle de Research on fait référence uniquement à l’exploratoire, alors que le testing en fait totalement partie.

En ce qui concerne le recrutement, on ne pouvait faire auparavant qu’une ou deux villes, sous peine de faire exploser les coûts. Avec le remote, on a eu d’un coup accès à un panel national voire international beaucoup plus facilement.

Ce que j’ai constaté sur cette partie-là, et c’est en partie ce que nous détaillons dans nos fiches, c’est que cela implique d’apporter un soin tout particulier à la préparation du matériel de Research. Il va falloir expliquer aux participants ce que l’on va attendre d’eux, être clair dans les conditions à réunir, vérifier leur set-up technique,… tout ces éléments il faut les anticiper quand on fait de la Research en remote, car on n’aura pas la flexibilité du live pour compenser.

Ensuite, il faut également anticiper qu’il y a plus de “no show” en remote qu’en physique. Forcément, faire un projet de Research en remote est moins engageant dans le sens où l’on ne va pas rencontrer le Researcher en physique à un endroit et à une heure précise : les gens acceptent plus facilement de participer, mais il y a également plus de chance qu’ils aient un empêchement. Mon conseil là-dessus, c’est d’anticiper : il suffit de brasser un peu plus large en termes de recrutement pour s’éviter des déconvenues ou de mettre son projet à risque. Un petit matelas de 5-10 participants supplémentaire permet de sécuriser son projet, et d’éviter de devoir courir après ses participants.

Avoir une approche orientée utilisateurs ça a bien sûr un impact sur le processus de conception, mais également sur les opérations marketing, sur le support client… partout !

Au travers de tes différents expériences, tu as vu pas mal d’organisations Design & Research différentes. Laquelle fonctionne le mieux ?

Avoir une Research totalement “intégrée” au Design est le mieux, car cela permet de ne pas trop isoler la Research.

Je dis ça car j’ai souvent constaté des phénomènes de goulets d’étrangement, avec des carnets de commandes de projets qui explosent quand la Research est trop centralisée.

Avoir une Research intégrée permet d’avoir une forme de vélocité et d’agilité que j’estime optimale car cela permet aux Researchers de vraiment “sentir” ce qui est prioritaire, et ça il n’y a qu’en étant au contact quotidien des Product Owners ou Product Managers que l’on peut peut l’avoir.

Après bien sûr cela pose d’autres questions, comme l’industrialisation de la Research, le partage à l’ensemble de l’organisation et la continuité dans le temps. Mais ceci relève plus de l’acculturation que de l’organisation. Je pense qu’aujourd’hui trop de Designers ne sont pas à l’aise avec la dimension Research de leur job : il y a un vrai enjeu en terme de formation et de pédagogie sur le fait de remettre un peu plus l'accent dessus.

L’UX au sens large, c’est être au contact des utilisateurs, il y a donc des compétences à développer et à mettre en pratique. Je pense que nous évoluons dans le bon sens quand je vois les réflexions actuelles sur l’outillage pour réussir à capter notre Research, la restituer à l’ensemble des équipes, pour réussir à alimenter une sorte de “bien commun” de l’entreprise : sa connaissance de ses utilisateurs finaux.

Pour moi, l’enjeu n’est plus cette prise de conscience autour de la centricité-utilisateur, mais plutôt dans l’industrialisation de cette démarche : quelles sont les meilleures façons de partager en interne ? comment faire de la Recherche en continu ? quels outils peuvent nous permettre de gagner du temps ?

Il n’y a pas de solution magique, chaque entreprise doit trouver le format qui lui convient le mieux, mais avec toujours la même idée : démontrer la valeur de la Research, justifier les investissement réalisés, et alimenter un maximum de personnes dans l’organisation.

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