La montée en puissance de la Recherche en France

Comme beaucoup de Researchers, tu as commencé ta carrière dans un autre domaine avant de t’orienter vers la Research dans un second temps. Finalement, qu’est-ce qui t’a amené vers ce secteur ?

J’ai commencé ma carrière dans le Web dans les années 2000. À l’époque, il n’y avait pas autant de structuration entre les différents rôles qu’aujourd’hui. Faire du “web” englobait la créa, la technique, l’animation, etc. C’était un véritable territoire à explorer, au sein duquel on pouvait se permettre plein de choses.

Le véritable déclic vers la Research, ça a été dans les années 2005 / 2006 quand j’ai vu des choses arriver des US avec principalement Jakob Nielsen et son site Useit.com.

Pour moi ça a été une vraie révolution : il défendait un style totalement dépouillé à l’opposé de ce qu’on faisait à l’époque en termes d’univers graphiques où on avait tendance à multiplier sur un même site les éléments : interactions, illustrations ou encore animations.

J’ai donc voulu comprendre le rationnel sous-jacent, et c’est là que j’ai commencé à me familiariser avec la discipline. Ce qui m’a énormément plu, c’est l’approche scientifique derrière chacun des choix qui étaient faits, grâce à l’apport des sciences humaines. On parlait de psychologie, d’ergonomie cognitive…

Il y avait de vrais fondements théoriques à la discipline, là où nous à l’époque on avait un fonctionnement plutôt empirique : on se fondait sur notre expérience personnelle, ce que l’on pensait être du bon sens, et on allait regarder ce que faisait la concurrence. Au final, on était dans une sorte d’entre-soi d’experts qui pouvait être assez éloigné de la réalité des utilisateurs.

Cette découverte m’a fait prendre conscience que ça ne m’intéressait plus de concevoir pour des gens dont je ne savais pas “qui” ils étaient. Je voulais incorporer à mon travail cette démarche scientifique à proprement parler, afin d’aller au-delà de choses qui n’étaient pas généralisables, comme mon point de vue personnel par exemple.

J’ai donc décidé de reprendre mes études, de faire un Master en psychologie et ergonomie cognitive pour me former à cette discipline et justement acquérir ces fondements théoriques. Ça a été un vrai coup de foudre : j’ai pu me consacrer à la Recherche et arrêter de concevoir des choses sans savoir pour qui je les faisais.

D’ailleurs le terme simplifié de “Recherche” n’existait pas à l’époque car c’était une brique indissociable de l’ergonomie ! Donc soit on faisait de l’ergonomie et donc de la recherche, soit on n’en faisait pas du tout. Même si à l’époque, je faisais principalement du User Test et très peu d’exploratoire, l’essentiel était là : je pouvais voir ce que les gens faisaient, comprendre comment ils utilisaient les outils numériques que j‘imaginais, quel était leur niveau de compréhension, les difficultés qu’ils rencontraient…

Aujourd’hui, le Researcher est devenu tout aussi essentiel dans le processus de Design que le Product Designer ou que le Data Analyst, et il est convenu que le produit ne pourrait pas exister sans une personne qui représente la Recherche dans l’équipe.

Ça parait évident aujourd’hui mais à l’époque c’était révolutionnaire. Comment ont réagi tes clients quand tu t’es mis à leur proposer ces nouvelles méthodologies ?

Effectivement, on parlait de concepts totalement novateurs, il y avait donc beaucoup d’explication à faire pour partager à nos clients l’intérêt que la Recherche avait pour eux.

Mais ce qui est génial avec la Recherche, c’est que c’est tangible.

On a cette arme incroyable qui nous permet de dire “regardez comme votre produit ne marche pas” ou “écoutez ce que votre utilisateur pense de votre produit”, c’était vraiment la preuve par l’exemple. Au final, j’avais un job de médiateur entre l’utilisateur et mon client, et mon objectif c’était d’être le meilleur médiateur possible !

Bien sûr, la pédagogie est essentielle, et il faut être capable d’expliquer à son client ou son équipe l’importance de la démarche ainsi que le rationnel derrière la méthodologie. Mais la Recherche présente l’avantage d’agir comme une sorte d’électrochoc qui démontre sa valeur très rapidement, et fait que la justification derrière la méthodologie est secondaire.

La seule nuance que j’apporterais est que ce constat est plus vrai pour certains types de Recherche que d’autres. Par exemple, il est très simple de montrer les bénéfices d’un test utilisateur car les résultats sont hyper concrets et indéniables. En revanche, c’est un peu plus compliqué pour des problématiques plus exploratoire par exemple, où il est plus difficile de se projeter sur les résultats.

La Recherche présente l’avantage d’agir comme une sorte d’électrochoc qui démontre sa valeur très rapidement, et fait que la justification derrière la méthodologie est secondaire

Tu as eu l'occasion de travailler dans des secteurs d'activité radicalement différents : aujourd'hui dans les media, hier dans la grande distribution, la banque ou encore la vente par correspondance. Quel regard portes-tu sur les différents niveaux de maturité en recherche de ces secteurs ?

Les premiers a avoir pris conscience de l’intérêt de la Recherche - et donc les premiers clients avec qui j’ai travaillé - ce sont les e-commerçants.

C’est un secteur qui dispose par définition d’énormément de données sur le comportement de ses clients en ligne, ils ont donc été les premiers à avoir des réflexions autour de la performance de leurs parcours d’achat et de la compréhension des comportements en ligne.

La Recherche permettait donc d’apporter des réponses à leurs interrogations, et elle avait un impact business direct : chaque petit point de conversion gagné à une étape du parcours en ligne grâce à la Recherche permettait de générer du business. Ils se sont naturellement ouverts à cette discipline, et je dirais même qu’ils ont été assez moteurs dans l’intégration de nos méthodes, dans le design de leurs outils et dans leur façon de travailler.

En parallèle des entreprises “tech”, il y avait la grande distribution et la grande consommation, qui ont dans leur ADN de consommer des études; et qui sont venues compléter leur Market Research historique avec de la User Research.

Dans certains domaines plus établis et peut-être moins compétitifs, comme la banque ou l’assurance par exemple, le raisonnement n’était pas le même et la Recherche était moins une question de survie. Il s’agit de marchés beaucoup plus matures, où plus grand chose ne bouge. Il y a eu des interrogations avec l’apparition des néobanques, mais l’histoire nous montre qu’il s’agit plus d’approches complémentaires que de vrais concurrents à court ou moyen terme.

En plus ce sont des secteurs où il y un héritage SI conséquent, il y a donc un vrai risque à refondre un outil bancaire car les implications sont énormes. La Recherche sert d’ailleurs aussi à ça : évaluer si cela vaut le coup de casser quelque chose qui fonctionne pour tenter de l’améliorer à la marge, avant de se lancer dans de coûteux développements.

Tu parles de “clients” car tu as longtemps été Researcher en externe (Consultant puis Freelancer) avant de passer Researcher en corporate. Rétrospectivement, notes-tu des différences sur la façon dont est perçue la Research en fonction de ces différents statuts ?

Maintenant que tu le dis, ces 3 rôles symbolisent bien selon moi la montée en puissance de la Recherche et de la discipline de manière générale.

J’ai commencé dans un mode agence où j’intervenais sur des problématiques de Recherche dans le cadre d’une prestation plus globale : la Recherche était une brique du processus de Design, mais les clients achetaient surtout le résultat final de la prestation.

Ensuite, j’ai évolué sur un poste de freelance où je pouvais me concentrer uniquement sur des travaux de Recherche, ce qui atteste déjà d’un certain niveau de maturité du marché : mes clients comprenaient l’intérêt de la Recherche en elle-même et étaient prêts à débloquer des budgets spécifiquement pour cela.

Maintenant, mon rôle est perçu comme étant suffisamment clé pour que des entreprises se disent qu’il faut l’internaliser ! Le Researcher est devenu tout aussi essentiel dans le processus de Design que le Product Designer ou que le Data Analyst, et il est convenu que le produit ne pourrait pas exister sans une personne qui représente la Recherche dans l’équipe.

Tu as donc récemment rejoint le groupe CANAL, un de tes anciens clients, en tant que Product Researcher. Faire de la Recherche en interne, ça change quoi pour toi ?

D’un point de vue Design la grosse différence c’est que la Recherche intervient maintenant en continu tout au long du processus !

J’insiste là-dessus car avant je travaillais sur des sujets ponctuels (des tests utilisateurs par exemple) qui pouvaient parfois revenir de manière récurrente.

Mais que se passait-il entre ces phases ? Je ne savais pas, et mon rôle n’était pas perçu comme étant suffisamment clé pour être associé aux décisions ou même tenu au courant.

Aujourd’hui c’est différent : en tant que Researcher totalement intégré à l’équipe produit, je travaille sur une temporalité plus longue, sur une vision. Au-delà de l’exécution, cela fait partie de mon rôle de comprendre les problématiques du quotidien et leurs impacts en termes de Recherche, et de proposer des choses. Avec mon équipe, on a la charge de faire infuser nos travaux à toutes les phases du Design et de les diffuser en interne à toutes les équipes.

C’est la porte ouverte à de nouveaux sujets, peut-être moins évaluatifs et plus exploratoires ?

Exactement. Internaliser la Recherche, c’est la possibilité d’aller plus loin et de faire progresser son organisation.

Chez CANAL, on a fait le test pour savoir où on en était de l’UX maturity model avant et après la structuration de l’équipe Research.

Et on a pu observer de manière factuelle notre progression. Bien sûr on peut encore progresser (et heureusement!) mais ce qui est clair c’est qu’il y a une vraie différence.

Le plus intéressant, c’est que les équipes ont d’elles-mêmes progressé en Recherche à notre contact, et aujourd’hui elles sont extrêmement demandeuses. En étant associés aux projets de Recherche et en travaillant avec nous, les Product Managers / Owners sont naturellement montés en compétences; et ce sont maintenant eux qui poussent pour aller plus loin, notamment sur des sujets exploratoires qui n’auraient même pas été abordés encore il y a quelques temps.

Maintenant, on a des problèmes de riches : mes équipes me reprochent presque de ne pas faire assez de Recherche !

Qu’est-ce qui a joué selon toi dans cette démocratisation de la Recherche ?

Aujourd’hui on est plus proche de la Design Research que d’ergonomie au sens académique du terme. Nos méthodologies se nourrissent des sciences humaines qui existent depuis longtemps, mais la vraie différence, c’est qu’on a su les rendre “sexy”.

Beaucoup d’acteurs comme vous contribuent à ce mouvement en montrant qu’on peut faire des choses en SaaS qui vont rendre les équipes plus autonomes, et qui leur donnent donc envie de tester des choses nouvelles. Comme je le disais, dans notre cas c’est en associant les Product Designers et Product Managers à nos projets de Recherche qu’on a considérablement augmenté la demande chez CANAL.

Maintenant, on a des problèmes de riches : mes équipes me reprochent presque de ne pas faire assez de Recherche !

C’est presque l’inverse par rapport au début de ta carrière !

Carrément ! Et cela a fait évoluer notre rôle selon moi. En tant que Researchers, nous sommes les garants du cadre dans lequel est faite la Recherche. Sans process, la Recherche génère beaucoup de “bruit”, ce qui peut être frustrant et contre-productif : on peut se retrouver dans des situations où on n’exploite pas 100% des résultats, où on se rend compte qu’ils sont décevants parce que l’on s’est précipité lors de la préparation…

Pour qu’un projet de Recherche soit fructueux, il faut qu’il soit fait au bon moment, et sur les bonnes questions. Et pour cela une qualité très importante chez un Researcher, c’est sa rigueur  à chaque étape, depuis la préparation du projet en amont jusqu’à la restitution en passant par l’analyse.

C’est donc une partie de mon rôle d’expliquer aux Product Managers, aux Designers, que faire un terrain d’étude, ça ne s’improvise pas, ça se prépare. On le voit avec le journal de bord qu’on a réalisé avec Tactix : rien qu’avec une vingtaine de participants, on a un volume de données colossal. La rigueur, c’est la clé pour un projet de Recherche efficace.

Tu as plus de 10 ans d'expérience en Research : quel conseil donnerais-tu à un Researcher en herbe qui souhaiterait se lancer ?

Je lui dirais qu’il a entièrement raison et que c’est une chance inouïe !

Aujourd’hui en Research, on a enfin l’opportunité de mettre en exergue des disciplines issues des sciences humaines et de travailler dans des supers entreprises, ce qui n’était clairement pas le cas quand j’ai commencé.

L’apport “business” des sciences humaines a été démontré ces dernières années et les débouchés se sont multipliés. Mon premier conseil serait donc de ne pas hésiter une seconde à se lancer, c’est un domaine passionnant et c’est l’opportunité de travailler pour des entreprises géniales.

Mon second conseil serait de commencer par sortir de son bureau. Prenez un calepin et un stylo. Allez parler à des gens. Dépassez votre timidité, et ayez le courage d’aller échanger avec des gens non pas pour discuter mais avec un objectif précis, sans se faire embarquer dans une conversation !

Découvrir Tactix

Obtenez des enseignements du terrain et informez les décisions de votre entreprise.