Le juste niveau de collaboration en Recherche

Tactix : Quel a été ton parcours avant de devenir UX Researcher/Designer ?

Lucile : À la base j’étais carrément ergonome en santé au travail ! J’intervenais sur des environnements de travail dans l’objectif de les rendre le plus centrés sur l’humain possible. Ensuite j’ai évolué vers l’ergonomie IHM (Interface Homme-Machine) où le paradigme change puis qu’on s’intéresse au lien entre l’humain et ses outils de travail.

À l’époque, je ne pensais pas que c’était possible de le faire dans le digital, mais j’ai commencé à avoir quelques amis qui se sont orientés vers l’UX. J’ai voulu regarder de plus près et j’ai vu qu’il y avait énormément de débouchés dans l’UX Research; bien plus qu’en ergonomie dans l’automobile.

Je me suis dit que le Design, et la Research par capillarité, c’était l’avenir.

Donc pour répondre à ta question je dirais que c’était effectivement une évolution logique, mais pas forcément une révolution : le dénominateur commun de ces fonctions c’est de mettre l’humain au centre de nos réflexions. Dans mon cas, c’était d’abord l’humain au centre du monde du travail, puis l’humain au centre de l’interaction avec la machine, et enfin l’humain au centre du design de produits et services digitaux.

Là où je dirais qu’on va plus loin aujourd’hui, c’est qu’avec le Design on fait également de la conception de produit: en ergo on s’arrête bien souvent au constat.


Cela fait donc maintenant 3 ans que tu es chez Devoteam Creative Tech (agence UX, Agile et développement IT) où tu as travaillé principalement pour des banques.

Est-ce que le secteur bancaire est en retard sur l’UX ?

Historiquement oui, mais sur la période récente ça a énormément changé !

La grosse différence c’est que les besoins et attentes des personnes bancarisées (c’est-à-dire presque tout le monde) ont fondamentalement évolué : nous voulons pouvoir tout faire tout seuls, en “selfcare”. De l’autre côté, les acteurs bancaires voient ça comme une opportunité de repositionner leurs agences sur des sujets à plus forte valeur ajoutée : ils veulent passer à un système où les conseillers sont là pour accompagner les gens dans le développement de leurs projets, là où avant la majeure partie de leur temps était consacrée aux opérations courantes (faire des virements, donner des relevés de compte,…).

Derrière cet intérêt pour la Recherche, il y a donc un attrait tout particulier pour son potentiel commercial ?

Tout à fait, la Banque est un secteur qui a su prendre conscience très rapidement du “potentiel business” de la Recherche, et qui ne rechigne donc pas à lui consacrer du budget. La valeur peut provenir de différentes sources : générer des nouvelles opportunités de produits ou services à chaque étape du parcours, éviter les pertes liées au développement d’un mauvais outil, ou même tout simplement constater qu’une refonte d’une application n’est finalement pas si nécessaire que ça.

Je dirais même qu’avec l’UX Research de nos jours on est à la croisée de l’UX pure et du business : la Research n’est plus perçue comme servant uniquement à améliorer la satisfaction client, elle est perçue à juste titre comme une source de valeur à part entière. Et ce que je te dis ici est même totalement rentré dans les moeurs : maintenant j’en suis à un stade où mes clients sont très demandeurs car ils savent que ça va leur apporter quelque chose, et qu’en regard de cet investissement ils pourront mettre un gain concret.

Après, cela ne veut pas dire qu’il n’y a plus rien à faire, au contraire. Ce que je te partage ici est très vrai sur du B2C, et c’est normal car c’est facile de visualiser des millions de particuliers utiliser un produit bancaire basique, et de dire que leur expérience est capitale quand on sait qu’ils peuvent très facilement privilégier un service concurrent. En revanche, quand tu travailles sur des solutions B2B2C avec un produit hyper spécifique pour une cible beaucoup plus niche, là pour le coup il y a un gros travail d’évangélisation et de coaching à faire car les budgets et la maturité UX ne sont pas les mêmes.

Quel sont les conséquences de ce rapide développement ?

Le principal corollaire de cette demande accrue en Recherche, ça a été l’internalisation de certains postes. Typiquement, nous disposons maintenant d’un Research Lead en interne, qui est le garant de tous les projets de recherche. Comme il y a beaucoup de demandes, il va challenger le besoin sous-jacent, relire les protocoles et valider les livrables finaux. D’un autre côté, il va aussi contribuer au bon déroulé des projets en pilotant la partie logistique : il gère les ressources mises à disposition, comme les outils et les agences de recrutement mandatées.

Personnellement, je trouve que c’est une bonne chose, même si selon moi il nous reste encore beaucoup à faire.

Le design (et la research par capillarité) c’est l’avenir.

Qu’aimerais-tu changer ?

Un premier axe d’amélioration porte sur les restitutions par exemple. Aujourd’hui, on fait encore beaucoup trop de restitutions PowerPoint bien trop verbeuses à mon goût, surtout que l’on sait qu’il existe des formats qui marchent beaucoup mieux, comme les experience maps pour les parcours ou les vidéos d’utilisateurs comme vous le faites chez Tactix. Ça pour le coup c’est hyper puissant en termes de rayonnement en interne !

Ensuite, je dirais qu’on ne capitalise pas assez aujourd’hui sur les projets que l’on mène. C’est lié à ce que je te disais un peu plus tôt : à la fin de chaque projet on génère un rapport qui fait l’objet d’une soutenance et que l’on partage en interne, mais on ne va pas alimenter un repository de Recherche avec ce rapport. C’est dommage, car cela nous permettrait d’aller piocher des enseignements d’un projet datant de quelques années pour les comparer avec un test qu’on vient de mener par exemple. De plus, on s’expose à devoir refaire un projet de Recherche tout simplement parce qu’on n’a pas connaissance qu’une autre équipe a déjà fait quelque chose de similaire.

Et enfin mon dernier point - et c’est le plus important - porte sur la communication en interne autour d’un projet de recherche. Comme mentionné plus tôt, on est encore beaucoup trop souvent à des réflexions du type “Non mais mes utilisateurs je les connais” et on se retrouve, avant même d’avoir commencé un projet, à devoir faire du coaching juste pour expliquer l’importance de la Research.

Le dénominateur commun entre l’ergonome et l’UX Researcher, c’est de mettre l’humain au centre de sa réflexion

Comment fais-tu pour surmonter cette difficulté ?

La base, c’est d’expliquer à mon client dès l’apparition de la problématique de Recherche que nous n’avons pas la réponse : ni lui, ni moi, ni l’agence. Seul l’utilisateur final l’a.

Ensuite, je fais toujours l’effort d’associer toutes les parties prenantes à mes projets de Recherche. Dès le début, je les inclue au cadrage, pour la méthodologie et bien sur l'élaboration du protocole dès la phase exploratoire. Ça leur permet de vérifier qu’il répond bien à leurs interrogations, et éventuellement de faire leurs propres suggestions. Quoiqu’il arrive on passe toujours par une phase de validation finale du protocole tous ensemble, ça permet de s’assurer qu’ils valident bien le projet dès son lancement, et donc donne du poids à ses conclusions.

Pendant le déroulé, je les invite à participer à certaines sessions, en tant que pur observateurs. On débriefe ensuite “à chaud” tous ensemble. Équipes Produit, Design, Research, tout le monde peut s’exprimer : qu’en ont-ils retenu ? qu’est-ce qui les surprend ? quel impact sur leurs jobs respectifs et sur la roadmap ?

L’idée générale, c’est de rendre l’ensemble du processus de Recherche le plus collaboratif possible. Mon sentiment, c’est que mener un projet de Recherche c’est passionnant et hyper instructif;  il n’y a pas de raison d’en faire un truc pénible. Moi j’essaye de rendre ces sessions sympa et que tout le monde se sente à l’aise : je demande l’avis de chacun, j’apporte des chouquettes…

Ce que j’essaye vraiment de faire passer comme impression avant tout, c’est qu’à la fin on a conçu le produit tous ensemble : mon équipe, moi, et surtout l’utilisateur final.

Le problème, c’est que c’est vite addictif : généralement quand un “externe” à la Recherche se retrouve convié, il y a de fortes chances qu’il y prenne goût et souhaite s’investir plus. C’est louable, mais ça peut aussi être néfaste pour le projet si on est interrompus toutes les deux minutes !

Personnellement je segmente la chose de la façon suivante : ils ont leur mot à dire durant l’établissement du protocole et les debriefings lors desquels je prends en compte leurs commentaires ou questions supplémentaires; mais en revanche interdiction d’intervenir durant les sessions. Elles doivent être conduites dans les règles de l’art.

Enfin je dirais que c’est également important de penser au reste de l’organisation : la Direction, ceux qui n’ont pas pu assister aux sessions,… Là pour le coup c’est vraiment “au feeling” en fonction de l’entreprise, mais une initiative que j’ai lancée et qui a bien marché c’est la publication de posts sur le réseau social interne de l’entreprise sur le thème “La Minute de La Recherche” qui synthétisent les enseignements des projets.

Les vidéos d'utilisateurs, c'est hyper puissant en termes de rayonnement en interne !

Tu mentionnes les équipes Produit, Design et Research… pourtant dans ton cas tu es Researcher ET Designer, deux compétences hyper complémentaires mais très différentes.

Comment fais-tu pour convaincre tes clients de l’importance de la Recherche dans le processus de Design ?

Et encore aujourd’hui tu as sur le marché la notion de Product Designer qui englobe Research, Design et UX/UI !

Toute est une question de maturité en Research côté client : s’ils sont convaincus de l’importance de la Recherche, je n’ai aucun mal à être embauchée en tant que “juste” Researcher. En revanche, s’il a un peu plus de mal avec le concept de recherche, on va avoir tendance à mettre l’accent sur la partie Design.

Ceci dit, le périmètre de ces fonctions est flou même pour nous, surtout quand tu as la double casquette : le Researcher va être plus dans la phase amont (compréhension des besoins et attentes des utilisateurs), là où le designer va être plutôt dans la co-conception et le maquettage. Mais y-a-t’il une séparation nette des rôles ? Je trouve qu’on a souvent tendance à se marcher sur les pieds.

La Banque est un secteur qui a su prendre conscience très rapidemment du “potentiel business” de la Recherche, et qui ne rechigne pas à lui consacrer le budget.

As-tu un dernier conseil pour nos lecteurs ?

Ne vous privez jamais de faire de la recherche, même si vous n’avez pas de budget. Tout est possible, il faut juste savoir vendre la Recherche, et montrer que ça marche.

Pour cela, mon conseil serait de commencer petit : 5-6 participants, sur une journée (donc avec un investissement en temps minime de votre part) juste pour obtenir des premiers résultats.

Et ensuite, capitaliser sur ces résultats pour montrer par A+B que ça marche, que ça ne coûte pas si cher au regard de la valeur que ça apporte. Au début, il y a toujours moyen de se débrouiller avec les moyens du bord et bricoler un peu son projet : on peut recruter dans ses réseaux, utiliser l’essai gratuit d’outils en ligne,… En revanche, il faut toujours rester carré sur la méthodologie : être clair sur ce que l’on veut savoir, et comment on va faire pour y arriver. En tant que formatrice, j’adore échanger sur les bonnes pratiques en matière de Recherche : pour cela, je suis joignable par Linkedin !

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