Crise de l'UX : et si échanger avec ses pairs était la solution ?

Alors que l’UX gagne en notoriété dans les organisations et les industries, apparaît le besoin d’organiser les connaissances et savoir-faire liés à la Research et au Design.

Fort de 10 ans d’expérience dans le secteur, de la réalisation de projet à la structuration d’équipes, Alexis Gerome est en pionnier en la matière. Avec Wikihero, il s’est donné pour mission de créer la librairie libre d'accès la plus qualitative et authentique sur l'UX en rassemblant les connaissances des professionnels de l'UX en un endroit, et en les conservant dans le temps.

Nous avons échangé avec Alexis pour comprendre pourquoi l’entraide et le partage d’expériences entre UX était la clé pour élever la pratique dans les organisations, les avantages du statut de freelance, et les challenges à venir pour les Researchers avec la crise actuelle.

Tactix : Australie, Chine, Brésil, Nouvelle-Zélande, France, Suisse… Tu as été Researcher dans de nombreux pays différents. Quel regard portes-tu sur les différents niveaux de maturité en UX ?

Alexis : Le sujet de la maturité en Research génère beaucoup de fantasmes et d’espoir car pour beaucoup d’équipe il constitue le but ultime à atteindre.

Mais de mon expérience il n’y a pas “une” maturité vers laquelle nous devons tous tendre, c’est un mythe ! À chaque fois que l’on pense arriver à un certain stade de maturité, on se rend compte qu’elle nous échappe un peu, peu importe le “niveau” de l’entreprise dans laquelle nous évoluons (FAANG ou autres). En réalité cela est plus hors de notre contrôle que nous le voulons. On le voit en ce moment avec la crise de la tech aux Etats-Unis, pays pourtant très souvent invoqué comme référence en Research : les premiers postes qui ont sauté sont ceux des Researchers. Ceci prouve que finalement cette “maturité” était toute relative, qu’elle ne constituait pas un acquis, et que l’on peut vite faire un bond en arrière.

À tel point que j’ai évolué sur ma façon de percevoir la maturité. Ce n’est plus noir ou blanc comme on le décrit souvent. La réalité c’est que c’est hyper contextuel à chaque boîte et département. Cela dépend surtout du leadership en place, de leur relation et de la confiance développée entre eux. C’est pour cela que pour moi il n’y a pas de “gap” entre les Etats-Unis et la France. Il y a des contextes culturels, économiques et législatifs propres à chaque industrie qui vont faire que cela donne un bon terreau sur la pratique des processus UX ou non. Aujourd’hui, sur le marché français nous avons de très bon leaders produits ou UX qui arrivent à sortir leur épingle du jeu car nous avons des playbooks disponibles et le niveau s’est homogénéisé. Au final, ce que j’ai observé dans ma carrière est que les disparités de maturité vont surtout être criantes entre différentes industries, et parfois même au sein d’une même entreprise, d’un département à l’autre !

Enfin, pour relativiser, maturité supérieure n’équivaut pas forcément à de la meilleure recherche ou impact. Par expérience (et celles d’autres confrères), l’élément déterminant d’une bonne collaboration dépend de la soif d’apprendre et de l’ouverture d’esprit des équipes avec lesquelles vous travaillez.

C’est contre-intuitif, mais cela nous amène parfois à réaliser un meilleur travail avec des équipes à faible maturité plutôt que dans des équipes plus “matures” où la Research est perçue comme un vecteur de pouvoir.

La grande différence de maturité entre les US et la France est plutôt culturelle.
Dû à l’extrême compétitivité de leur marché les US ont moins peur de payer pour avoir accès à l’expertise d’une spécialité, et historiquement ont une culture de différentiation fondée sur les clients. En France la technique pure reste encore le Graal comme base de différentiation.

Autre tendance de fond que tu as pu bien observer car tu es concerné : le développement du freelance chez les Researchers. À quoi est-ce dû selon toi ?

Pour beaucoup d’entreprise, la Research est encore récente et les parcours de carrière pas totalement définis.

Se pose donc assez rapidement la question de la valorisation des Researchers quand ils acquièrent de la séniorité : très souvent, il n’y a pas de perspectives d’évolution autre que le management, ce qui ne convient pas forcément à tout le monde. Sur ce point, ma vision est que les options d’évolution des Researchers seniors seront les mêmes que celles des développeur seniors, sauf que nous avons une vingtaine d’années de retard !

Aujourd’hui, il y a énormément d’opportunités pour les développeurs senior qui souhaitent se consacrer au code et ne pas devenir “Engineering Manager”,  ce qui n’est pas encore possible en Research. Je connais beaucoup de Researchers qui se sont essayés au management et qui détestent ça : on quitte le terrain, on est sans cesse en meeting, on fait de la politique en interne…

Ce “plafond de verre”, je pense que c’est le premier facteur qui pousse beaucoup de Researchers seniors vers le “free” à un certain stade de leur carrière, tout simplement parce qu’ils veulent pouvoir rester en contact avec le terrain.

Une crainte qui est souvent remontée à ce stade est d’avoir moins d’impact en tant qu’externe, ce qui se comprend tout à fait quand le ressenti de beaucoup de Researchers “internes” est de pas être suffisamment intégrés aux process décisionnels de l’entreprise. Pourtant - et c’est très paradoxal - ce statut d’externe ne veut pas dire que l’on va être moins écouté, au contraire : comme on n’est pas associés aux tractations souterraines et enjeux politiques, on est uniquement jugés sur la valeur que l’on apporte, ce qui donne beaucoup plus de poids à nos recommandations.

Enfin, dernier avantage et non des moindres, il y a également un certain “confort” du remote associé au freelancing. Avec le free, on est libre de choisir ses sujets, là où on s’installe, les compétences que l’on souhaite développer… On met un peu nos conditions !

Ce qui change beaucoup en tant que Researcher en freelance c’est le fait de travailler “d’égal à égal” avec nos clients, ce qui n’est pas toujours le cas quand on est interne selon le niveau de maturité.

Puisqu’on parle de montée en compétences, qu’est-ce qui t’a amené à lancer une plateforme de transmission de savoir et à l’entraide entre UX ?

Dans notre métier il y a plusieurs tensions:

  1. La différence entre la théorie et la pratique : il y a souvent un monde entre ce que nous apprenons dans nos livres et la réalité du terrain.
  2. Nombre de ces savoirs sont “tacites“, ils dépendent de l’exposition au terrain et sont compliqués à repartager dans les formats de partages existants.
  3. Le contenu trouvable sur le web est surtout devenu un outil marketing de génération de leads, ou d’augmentation de la visibilité : Il y a beaucoup de contenu facilement accessible de qualité assez moyenne, ou avec un objectif autre que celui de transmettre de la connaissance. Et pour aller encore plus loin, si certaines personnes disent des choses intéressantes, elles peuvent être décorrélées du contexte qui nous intéresse et donc au final nous nous retrouvons se retrouve avec une information pertinente sur le papier mais non applicable en pratique.
  4. Enfin, pour reprendre l’expression d’un ami à moi, “ce n’est pas parce que nous avons les bons ingrédients que nous avons forcément la bonne recette.”

C’est donc la genèse de mon idée : nous faisons tous à notre propre échelle un travail de curation et de partage vraiment utile et je trouvais dommage qu’il n’y ait pas de capitalisation. Je voulais donc réunir à un endroit unique tous les meilleurs contenus que chacun lit, toutes les questions que l’on puisse se poser, les outils que l’on utilise, et les astuces ou erreurs terrains que nous avons réalisées.

D’ailleurs j’ai écris le manifeste de l’initiative qui explique le pourquoi et l’ambition à long terme de la plateforme. Je souligne long terme car ma vision c’est de laisser cela comme un legs à la profession

Il n’existe pas aujourd’hui d’espace via lequel on puisse partager ses erreurs, ses gaffes,… sans risquer sa réputation. Pourtant, ce genre de retour d’expérience peut avoir énormément de valeur pour la communauté !

Cette idée, elle a pris corps avec la plateforme Wikihero, dont le but est de donner à tous - du junior au leader de l’industrie du design - l’opportunité de transmettre facilement ses connaissances afin d’en faire bénéficier toute la communauté, ainsi que de recevoir de l’aide de ses confrères sur des sujets hyper précis.

Nous avons aujourd’hui 400 membres qui partagent régulièrement des bonnes pratiques, des nouvelles idées et des retours d’expériences, de manière totalement transparente et dans l’optique de travailler plus efficacement.

Pouvoir parler de solutions comme Tactix, de journaux de bords ou du recrutement, de ce qui fonctionne et ne fonctionne pas... Le partage avec les pairs me permet d’aller au-delà de mon intuition, de me confronter à des preuves du terrain qui me diront quelle est la meilleure approche !

La qualité du contenu est au cœur de ta proposition de valeur. Comment t’en assures-tu ?

La qualité du contenu provient avant tout de la qualité des gens qui prennent part au projet.

Le contenu qui est partagé sur Wikihero fait l’objet d’une curation, et n’est conservé que ce qui est vraiment intéressant. Ensuite, chaque contenu est soumis à un système de vote fondé sur l’utilité de la ressource. J’insiste sur ce point car contrairement aux réseaux sociaux où on peut avoir le “like” facile pour soutenir ou donner de la visibilité, l’idée ici est de juger uniquement la valeur que cela apporte à la profession.

Au final, le but est de rendre l’utilisateur responsable de la qualité du contenu qui est disponible pour la plateforme, qualité qui doit d’ailleurs rester vraie dans le temps. Là où sur les réseaux sociaux le contenu nous est imposé via nos “News Feed” pas toujours pertinents et avec une durée de vie assez limitée, la base de données Wikihero permet de rechercher facilement les meilleurs contenus, régulièrement mis à jour, quel que soit leur format.

Pour utiliser une métaphore, il faut imaginer cela comme un jardin communautaire. Là où les réseaux sociaux nous imposent via leurs algorithmes des contenus aléatoires, sur Wikihero le but est de co-construire un espace cohérent de partage uniquement sur l’UX.

Une autre de nos ambitions est de parvenir à casser les “silos” en regroupant les différentes spécialités en un seul et même endroit. La profession est très sectaire (c’est un réflexe naturel), avec les biais que cela comporte. Le fait de structurer la plateforme comme association donne aussi une légitimité pour effectuer ce travail. Nous n’avons rien à vendre à la communauté, et le but est de servir les professionnels qui composent notre milieu.

Pour finir, nous cherchons aussi à protéger la réputation des membres en permettant de faire remonter des questions, et partager de manière anonyme afin de préserver la réputation professionnelle. Nous sommes un écosystème très drivé par la réputation, et ce que j’ai observé lors de mes recherches c’est que nombre d’entre nous ont le syndrome de l’imposteur où tout simplement n’osent pas poser de questions ou demander de l’aide publiquement et choisissent de tout réinventer. Ce qui à long terme reste dommageable pour notre pratique.

Attention, élever la pratique de l’UX au sens large ne nous empêche pas de traiter les topics “chauds” ou d’actualité : Wikihero sert aussi à relayer des offres d’emploi, des évènements,…

On ne se rend pas forcément compte, mais on est tous le “senior” de quelqu’un.

As-tu des exemples de “success stories” issues de discussions ayant eu lieu sur Wikihero ?

Oui ! Les échanges produisent des résultats immédiats dans les deux cas : en asynchrone ou de vive voix via nos groupes d’entraides bi-mensuels.

Pour les Researchers en “corporate”, les principales success stories proviennent de ces fameux groupes d’entraide, où des membres vont partager leur problématique sur un sujet précis, comme par exemple l’Atomic Research ou les personas, et toute la communauté va leur partager des solutions pour les aider : comment structurer, parler aux équipes, convaincre ses stakeholders, proposer de nouvelles approches,…. Cela permet aux porteurs de problématiques de mieux structurer leur discours, être rassuré sur l’approche à suivre et confronter leurs idées.

Pour les Researchers en freelance, c’est beaucoup plus pratiquo-pratique : ce sont des gains de contrat, des conseils sur le positionnement, sur la gestion des clients… Et donc les retours c’est que ces freelances ont eu la confiance de faire la demande, d’augmenter leur tarif ou d’approcher une discussion avec leurs clients qui a débouché sur un résultat positif.

Toi qui évolue pas mal dans la communauté, quels grands challenges vois-tu se dégager pour les Researchers ?

La crise que nous traversons a révélé deux choses. Tout d’abord, nous devons faire un meilleur job en tant que profession, et ça ne passe pas par le fait de devenir de meilleurs Researchers d’un point de vue technique. Je m’explique : nous avons trop tendance à rester dans notre monde, à vouloir produire de meilleures recherches, mais ça n’est plus là dessus que nous sommes attendus. Nous devons développer des soft skills qui nous rendront plus courageux et nous permettront de nous affirmer dans les entreprises où nous travaillons (NDLR : Manue Marévéry en parle très bien dans un REX partagé sur Wikihero).

Pour moi, cela passe par le fait d’être unis et organisés en tant que profession en transmettant ce qui marche ou ne marche pas afin que cela serve à d’autres.

Cela nous permettra de gagner en confiance, d’élaborer des stratégies communes pour être plus courageux, savoir dire non et naviguer la politique interne de nos organisations.

Il faut savoir être courageux : dire “non” à des projets de Recherche non pertinents ou à faible valeur ajoutée.

Le second porte sur la valorisation de nos compétences et notre positionnement en interne. Le fait que beaucoup de Researchers aient été “sacrifiés” pendant la crise montre que la Research est encore trop souvent perçue comme un centre de coûts et non pas comme une source de revenus. Grâce à mon expérience en start-up j’ai réalisé beaucoup ce que les américains appellent de la “Growth research” : la Research sert à améliorer des tunnels de vente, à débloquer des poches de valeur pour l’entreprise,… bref réduire les coûts et augmenter les revenus.

Avec la crise, je pense que l’important c’est de se positionner dans l’organisation où vous êtes perçu comme un investissement qui ramène de l’argent et pas comme un coût qui peut être outsourcé sur une autre profession. C’est un positionnement propre à chaque industrie, et à explorer mais en se rappelant que nous sommes dans un système capitaliste, donc quoique l’on veuille faire, il faut que cela soit perçu comme un apport bénéfique pour l’entreprise.

Je pense que facilement par semaine, chaque UX passe une demi journée à chercher des trucs à droite à gauche.

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